Témoignage de Soeur Jeanne Meunier
En Septembre 1971, à 25 ans je débarque de mon Anjou natal, avec une malle, ma mobylette qu’il m’a été conseillé d’apporter, et tous mes rêves de faire partie de la Sainte Famille de Bordeaux.
Je découvre la cité, j’y suis venue une première fois rencontrer mon accompagnatrice et la communauté pour connaître leur vie en cité. Cette communauté a été fondée pour accueillir les novices, et apporter une présence d’église dans ce lieu qui se construit peu à peu.
Je suis déracinée parmi les autres habitants eux-mêmes déracinés : les immigrés qui construisent ces nouvelles cités, ceux des quartiers rénovés de Paris, et tous ceux qui arrivent des 4 coins de la planète souvent comme réfugiés économiques ou politiques.
José un de nos 1ers voisins ne peut retourner au Portugal, avec Maria, ils sont isolés, nous fêterons ensemble leur mariage et la naissance de leur 1er enfant, à la communauté.
Nouvelle forme de noviciat, je recherche un travail salarié, j’ai quitté le précédent en Juillet à Angers.
Assez vite je suis embauchée comme aide-comptable et à l’accueil à la clinique Juliette de Wils. Mes collègues de travail sont surtout d’origine portugaise et quelques françaises. Le 25 Avril 1974, révolution des oeillets au Portugal c’est la fête à la pose de midi avec toutes, les langues se délient et elles osent revendiquer leurs droits ; dans les années suivantes la clinique est en difficulté, les salaires non versés, il faut se battre, nous obtiendrons de les faire verser au plus vite, cela soude l’équipe des secrétaires aux femmes de service.
En Janvier 1975, je pars pour un temps de formation religieuse à l’Arbresle, durant 3 mois, puis sur Angers et Paris suivre diverses sessions.
Au retour à Champigny il me faut retrouver du travail. J’effectue un remplacement à la poste de Coeuilly durant tout l’été. Là, les collègues me disent : « passe le concours ! » nous discernons avec la communauté et les responsables, et je m’inscris au concours. Entre-temps, je travaille dans une école privée à Noisy le Grand (tenue par des soeurs Italiennes)
En Septembre 1975, je célèbre mon 1er engagement dans la Sainte Famille, quelques ex collègues de la clinique participent, et surtout la paroisse, mon équipe d’ACO, les mouvements de la mission ouvrière et des soeurs de la Sainte famille des autres communautés.
Reçue au concours de la poste je suis affectée dans le service du tri postal, une année à Trappes, 2 années au centre de tri de Créteil, en service de nuit. Dormir le jour dans la cité, je vis à l’envers des autres, « ne pas sonner bébé dort » ont-elles affiché à la porte de l’appartement. L’humour aide bien à vivre ce décalage. En service de nuit : 20hres 6hrs, nous sommes 3 femmes parmi 100 Hommes. Une équipe de personnes qui arrivent des 4 coins de la province, des DOM-TOM etc… d’où chacune chacun cherche à créer la solidarité pour vivre cet éloignement parfois dur à vivre, logés pour la plupart en foyer, loin de chez eux.
Les luttes pour les conditions de travail, les manifs, je rejoins la CFDT, cela aide à me situer et être en solidarité avec tous. Avec un copain de la Réunion nous ferons tout pour qu’il supporte la séparation d’avec sa femme qui attend un enfant, elle viendra durant ces congés le rejoindre et nous fêterons ensemble la naissance d’Emerelyne. Mais au retour au pays pour la maman et la petite, Marcel sera dépressif et l’amitié le tiendra jusqu’à sa mutation au pays. Nous sommes toujours en lien depuis la Réunion malgré les années : « pourquoi ne viens-tu pas nous voir ici ? ».
Puis, enfin la mutation pour le bureau de Champigny-Coeuilly arrive. Durant 12 ans j’y travaillerai au guichet, recevant ainsi les personnes de la cité, mes voisins. Faire ces courses alors devient parfois animé : « Madame la poste, j’ai une question ? » prendre le temps d’écouter, accueillir l’interpellation, répondre avec humour et parfois aider à trou-ver la réponse. Un temps fort vécu, quand une collègue toujours auxiliaire malgré les années de présence est menacée d’être licenciée, nous avons besoin de sa présence, de son poste pour assurer un meilleur service pour les usagers. Avec le syndicat nous faisons circuler une pétition pour réclamer son maintien à Coeuilly. Avec les associations nous faisons traduire cette pétition en Portugais, en arabe, les usagers la signe en nombre, une délégation est reçue à la Direction à Noisy le Grand. Pour les collègues c’est une 1ère fois, l’un d’elle en sortant est révoltée par l’accueil reçu : « ils nous traitent pour moins que rien ! je n’aurai jamais imaginé cela ! ». Finalement la collègue sera maintenue à son poste et nous l’aiderons à passer le concours qui lui est proposé. Ouf ! et quelle joie partagée avec tous.
Tout au long de ces années j’ai accompagné des jeunes en JOC, les voir grandir dans leur vie, prendre des responsabilités, inviter les autres, être missionnaires, c’est une joie mais aussi parfois des déceptions. Sans cesse accompagner, soutenir, marcher simplement avec eux, et accepter les échecs. Les aider pour participer aux rassemblements organisés par la JOC, localement et nationalement.
L’équipe ACO (Houdenot, Roblin, Bert) que j’ai rejoins me permets de faire révision de vie, Philippe Raimbault nous accompagne. Elsie Hipolyte nous rejoindra quelques années plus tard. C’est un lieu de partage, d’accueil de nos engagements différents dans le travail, les syndicats, les associations, la CNL, la CLCV. Je participe aussi à une équipe de révision de vie avec d’autres religieuses en Mission ouvrière. C’est le lieu où nous nous interrogeons sur le sens de notre vie apostolique, éclairées par l’intuition de nos différentes congrégations et nos engagements divers. Des partages parfois très animés, qui bousculent, font bouger, oser inventer, rester passionnées pour l’annonce de l’évangile.
La CNL (amicale des locataires) est bien vivante dans ces années : 100 personnes participent aux rencontres malgré le local si petit, et dans la cantine de l’école prêtée par la Mairie pour les AG. Nous entreprenons de faire le contrôle des charges, aidés par un comptable bénévolement, chacun donnant des heures pour effectuer ce travail ; nous obtiendrons ainsi une remise sur les charges importantes, des compteurs individuels pour l’eau. Au fil des années les forces s’amenuisent, dommage. Sur la réalité difficile de rejoindre Créteil préfecture, nous ferons du co-voiturage entre la cité et la gare de Villiers sur marne, pour démontrer l’utilité d’un bus qui ferait gagner du temps à tous. Ainsi le Bus 308 est crée et facilite les liaisons inter-banlieues.
La vie en communauté est riche, vivante, les changements successifs des personnes demandent un réajustement. Dans les 1ères années, chaque année voyait un départ, une arrivée, le projet de vie communautaire évoluait pour être réajusté à la réalité des engagements de chacune. Nous étions 6 présentes, un peu serrées quand les horaires ne sont pas les mêmes. Nos rencontres communautaires soudent la vie ensemble et donnent souffle. La vie paroissiale, en secteur à chaque rentrée une rencontre entre Prêtres, Laïcs, Religieuses insufflait la dynamique pour l’année.
Une vie bien pleine, travail à temps complet, accompagnement de la Joc, réunions le soir et les week- ends avec les mouvements, formation, réunions dans la Sainte famille au niveau national et international, heureusement l’accompagnement spirituel m’aide à faire le point et reprendre souffle, ne pas perdre le sens de la mission ici à Bois l’Abbé : présence au milieu et avec les personnes, et vivre l’évangile au quotidien. Le 12 Avril 1980, je célèbre mon engagement définitif à Jean XXIII. C’est la fête préparée aussi avec les collègues de la Poste, l’équipe d’Aco, et la communauté et les responsables de la Sainte Famille, et ma famille venue de l’ANJOU.
Au moment de la 1ère guerre du Golfe, une rencontre inter-religieuse est organisée, prise de parole des uns et des autres, cela évitera que la cité s’enflamme, et le vivre ensemble est ainsi favorisé. …
Cela fait 20 ans que je suis à Bois l’Abbé, les responsables pensent qu’il serait bon que j’aille voir un peu ailleurs… En Octobre 1991, je pars d’abord en session internationale à Martillac pendant 6 mois. Richesse de ce temps vécu avec d’autres soeurs des autres continents. Et maturation du projet de changer de travail professionnel. Au retour, je suis mutée à Paris Montmartre, et je suis la formation de travailleuse familiale. Cette formation en alternance me fera découvrir l’autre visage de Paris. Derrière les beaux bâtiments, les taudis dans lesquels s’entassent les familles. Ex : un matin, j’arrive dans une famille, le plafond de la cuisine s’est effondré dans la nuit, peur, angoisse pour tous surtout les enfants, avec les autres voisines, les poussettes, nous investissons la mairie d’arrondissement pour réclamer un relogement d’urgence. Mais c’est aussi l’accompagnement des familles en grande difficultés sociales et médicales. Ainsi je vais être amenée à accompagner dans la tenue de leur maison de 2 mamans atteintes du cancer, 2 familles bousculées par cette maladie, les enfants déboussolés. Ce fut rude à vivre, l’une d’elle est décédée très vite, l’autre a pu se remettre, je les porte toujours dans la prière. Autre expérience, accompagner une famille dont la petite dernière de 3 ans est atteinte de leucémie foudroyante, la garder, l’amuser, l’accompagner à l’hôpital, aider les frères et soeurs et ses parents à vivre. Ce petit bout’ chou qui supporte de tels traitements avec courage, parfois beaucoup de larmes puis la joie reprend, combien de fois ai-je jouer au loup dans sa chambre pour la distraire. Son sourire me donnait la force de continuer. En parlant avec le Père, j’ai réussi à lui faire prendre conscience que plonger dans l’alcool ne réglait rien et que d’autres pouvait l’aider, peu à peu il a repris pied et avec sa femme ils ont pu réagir ensemble face à la maladie. Cet accompagnement m’a servi de base pour le rapport de stage que je devais fournir à la fin de la formation. La mamy qui a pu arriver de Madagascar prend le relais, je quitte donc la famille. Ce métier est là aussi un lieu où s’apprend le lâcher prise, le recul pour mieux aider les autres à se relever.
Partant à Angoulême en Septembre 1997, je retrouve une fraternité en HLM à Basseau et j’y ai vécu là aussi l’accompagnement comme TF et dans les mouvements JOC et ACO dont une équipe portugaise. Dans mon exercice professionnel je suis amenée à intervenir auprès de Dany atteinte d’un cancer de la face. Courageuse elle fait elle-même la plupart de ses soins étant aide-soignante ; je suis là pour assurer la tenue de la maison, et peu à peu nous échangeons, elle accueille ses collègues et c’est elle qui les soutient et les rassure. Un témoignage de confiance incroyable, elle pense pouvoir vaincre ce cancer qui la ronge ; pourtant non, hospitalisée en soins palliatifs je la visite en dehors des heures de travail, les liens tissés sont forts, son mari ne réalise pas que tout se termine. Quand la mort survient sa fille de 17 ans est révoltée, je passe ce soir là un long temps avec elle, et le service me permettra d’assister aux obsèques. Soutenir la famille, mais aussi savoir ne plus intervenir une fois les évènements passés. L’amitié seule peut continuer dans certains cas.
Accompagner une équipe ACO Portugaise, pas toujours simple : « Jeanne, cela on ne peut l’exprimer que dans notre langue, on ne sait pas le dire en français. » au départ que des femmes, puis les maris, un peu craintifs, se sont peu à peu incrustés et se sont mis aussi à parler de leur vie de travail dans le bâtiment, et ainsi l’équipe s’est élargie. Au moment du Jubilé de l’an 2000, nous avons vécu un temps de pardon au cours d’une de nos révisions de vie, ce fut un moment fort, moment de réconciliation pour 2 couples, Yves (ancien po). était présent ce jour là et a donné le sacrement à tous. Nous avons bien sûr fêté cela ensemble comme il se doit autour d’un repas festif.
Dans l’équipe JOC, Dimitri a choisi de suivre la formation en couture, seul gars de sa classe, dans l’équipe les autres sont un peu en recul face à ce choix, il a du mal à trouver sa place, mais est fier de réaliser pour sa mère des corsages et autres vêtements. Il espère devenir « couturier » à son compte. Devant ce qu’il réussit, peu à peu il ose aussi prendre des responsabilités en JOC et devenir responsable d’équipe. De voir grandir ce jeune, ces jeunes dans leur profession, leur vie de relations, leur vie d’équipe, cela donne du tonus et me fait voir l’ESPRIT à l’oeuvre dans leur vie, dans nos vies.
La date de la retraite professionnelle arrive, les responsables de la Sainte Famille me demandent de venir aider à l’économat à St Mandé. Je quitte donc Angoulême et viens rejoindre la communauté de la maison provinciale. Arrivée là, je demande à pouvoir rejoindre la mission ouvrière à Fontenay sous Bois, et continuer les révisions de vie en équipe de religieuses en Mission Ouvrière. C’est ma bouffée d’oxygène qui me fait demeurer reliée à mon peuple. A St Mandé je m’engage aussi à accompagner des adultes vers la confirmation, ces jeunes de milieu populaire font un véritable chemin de foi malgré les embuches et les difficultés de leur vie professionnelle et familiale.
Puis en Septembre 2009 ma mutation à la communauté de Champigny est acceptée. Je retrouve le Bois l’Abbé.
La cité a beaucoup changé, à la paroisse la JOC a disparu, c’est le choc ; où sont les jeunes ? avec Maria nous lançons l’appel à venir accompagner les jeunes : une petite voix derrière moi dit « j’ai fait de la JOC à Paris », Marie-Christine nous rejoint et nous redémarrons une équipe. Je participe à l’accompagnement des jeunes confirmands. Le travail à mi-temps à l’économat me permet de vivre cette mission. Dans la cité je participe aux rencontres organisées par la mairie autour du plan de rénovation urbaine. J’y invite nos voisins, un couple participe et s’y exprime, quelle joie de les voir prendre la parole devant tous. Je participe aussi à la commission du « vivre ensemble » à la maison pour tous. Cette « maison pour tous » qui a mis 20 ans à se construire, elle offre tant de possibilités.
Aujourd’hui, devenue économe provinciale, le temps disponible est plus rare, j’ai dû abandonner quelques engagements certes, mais je m’informe et m’engage dans la vie de la cité et de la paroisse dès que je le peux. Une maison d’évangile par internet me relie à d’autres et est aussi source de force pour poursuivre le chemin dans la fidélité au 1er engagement dans la Sainte Famille de Bordeaux.
Notre vie communautaire, nous sommes 3 maintenant depuis le départ et le décès de Gaby. Nous continuons d’être présence d’Eglise avec nos voisins, nos amis, nos familles, ceux et celles que nous rencontrons chaque jour. Notre prière ensemble nous réunit, nous portons toute cette vie devant Dieu, lui confiant chacune et chacun et le monde qui nous entoure. Par les infos reçues de notre famille religieuse nous sommes reliées à beaucoup de pays. Cela élargit notre regard, notre prière. Malgré nos fragilités la route se poursuit dans la confiance, sûres de la fidélité de Dieu.
Sur ce chemin d’Emmaüs Seigneur tu me conduis jour après jour, les pierres de la route, les difficultés quotidiennes, les joies, les peines, la mort des êtres aimés, rien ne peut arrêter cette course à ta suite, car Toi tu es présent même quand je m’éloigne de Toi.
Tu me relèves et me dis: « Suis-moi ! je te montrerai la route à suivre avec les frères et soeurs qui attendent l’annonce de la Bonne nouvelle, ils sont nombreux, ne les vois-tu pas ? Ose avancer malgré l’incertitude du lendemain, tu trouveras la paix et la joie. »